Voilà, j'envisage d'envoyer cette brève nouvelle à un concours régional !!!
Dites-moi ce que vous en pensez, merci d'avance !!!
CIRCUIT GASTRONOMIQUE
écrit par
Jérémy SEMET
Un après-midi pluvieux comme il en existe beaucoup dans la région.
La pluie ruisselle sur les fenêtres de la salle municipale.
Quatre tables et pas moins de cent dix chaises sont disposés dans la pièce.
Encore un nouveau décès.
Ce qui pour le commun des mortels est une véritable tragédie demeure pour moi une véritable aubaine, sinon une grâce que le Seigneur m’envoie.
Les personnes arrivent au compte gouttes. Le maire est déjà présent. Je l’ai reconnu au premier coup d’œil : calvitie bien trop prononcée, une paire de lunettes aux verres trop épais et son sourire plein de bridges.
Je suis la onzième ou la douzième personne qui présente ses condoléances à la veuve du défunt. Je ne me rappelle plus bien son nom. Faut dire que je suis tombé totalement par hasard sur la nécrologie de son défunt mari.
Le regretté nous a quitté des suites d’une longue maladie.
C’est ce que l’article disait. Remis dans son contexte, la phrase sonne plutôt comme ça : un cancer l’a foudroyé et il est mort dans la souffrance. La majorité des gens ne meurent plus que de cette saloperie.
Une poignée de main assurée. Une petite tape dans le dos accompagné d’un « je suis avec vous dans cette épreuve », rappelant que l’on soutient la personne même dans ce moment difficile. Un sourire effacé, presque forcé. Et direction le buffet. Circuit classique.
Les gens qui circulent dans la salle, la tête baissée, ne sont pas là par compassion ni même par envie. Ils sont simplement là par obligation. Les trois quarts ont tous une sinon deux bonnes raisons de détester ou de haïr le défunt. C’est d’ailleurs au cours de ces veillées que les bonnes vieilles rancoeurs d’antan refont surface.
Je connais la quasi-totalité des proches du défunt. Je les connais car ils habitent tous – à quelques exceptions près – la commune : les quelques élus municipaux qui ont bien daigné faire le déplacement, le frère du défunt (le postier), la sœur (la vieille ronchonne qui tient le bar-tabac du bout de la rue) et une demi-douzaine du club « café klatsch » : petit comité des plus de soixante ans qui se réunit tous les Mardi après-midi dans la salle où nous nous trouvons ; pas de chance, aujourd’hui c’est râpé. En revanche, eux ne savent pas qui je suis. Un grand type habillé tout en noir dans une cérémonie funèbre, c’est courant. Ça passe même inaperçu. Personne ne viendra m’emmerder.
Mais qu’est-ce qu’un parfait inconnu fabrique dans une cérémonie funèbre ? C’est ce que vous devez sûrement vous demander. Je vous réponds aussitôt : je suis ravi que vous me posiez la question, je me demandais d’ailleurs quand vous alliez me la poser. Mais à part gagner du temps, je n’y ai pas apporté de réponse.
Pour faire court, disons qu’on ne me pose pas de questions sur ce que je fais dans la vie ou dans quel coin je vais passer mes prochaines vacances d’été.
Bon. Je vais être honnête avec vous. Je vais vous dire ce que je fais dans ce genre d’endroit.
Non, je ne me nourris pas de la détresse des gens. Non, je ne suis pas un monstre.
La première raison est toute simple et consiste essentiellement à me nourrir. Il s’agit là en fait plus d’un besoin que d’une envie. Si je ne mange pas, je vais mourir. En plus, dans la rue, il y a toutes sortes de maladies qui traînent. Ça ne me coûte rien, sinon quelques larmes au moment opportun. Ensuite je quitte la salle, en ayant préalablement fauché une thermos de café – si je ne me fais pas prendre ou si la défunte ne me l’offre pas, c’est rare mais ça peut arriver –, et deux ou trois morceaux de brioches : de quoi me faire un bon petit-déjeuner pour le lendemain. Voilà pour la version officielle.
Voulez-vous connaître la version plus… officieuse ? Celle que je ne me raconte qu’à moi-même pour justement tenter de justifier mes actes. Je vois deux ou trois personnes à gauche de la marge que ça intéresse.
Disons que dans ma vie d’avant, la seule et unique chose que mon père ait réussi à m’inculquer était le plaisir de la bonne cuisine. Tous les mercredi soir, il me passait en revu la totalité des recettes de Pierre Péret ; en plus d’être un parolier de talent, il savait également se servir d’un fouet et d’une casserole lorsque le moment s’y prêtait. Issu d’un milieu modeste, pour ne pas dire pauvre, les sorties au restaurant se faisait rare. Maintenant que j’y repense, je crois même que nous n’y sommes jamais allés. C’est donc dans mes rêves que je gouttais les plats les plus raffinés, les mets les plus délicieux ; et tout cela en compagnie de mon père, bien évidemment. Amateur de vin, ce dernier m’a très vite initié à l’art délicat de l’œnologie. Il aurait tant aimé avoir la chance de vivre pleinement sa passion. Le malheureux est mort il y a deux mois, d’une cyrose, juste avant que ma mère ne rentre de nouveau à Guebwiller, une maison de repos au cœur de la lande alsacienne.
Mort trop tôt, j’ai dû alors me débrouiller seul.
C’est après avoir ramassé un vieil exemplaire du Républicain Lorrain – alors que mon estomac criait famine – que l’idée m’est venue. J’y ais pensé en jetant machinalement un œil à la rubrique nécrologique. Sans perdre une seconde, j’ai sorti mon petit agenda Crédit Mutuel et j’ai commencé à noter les jours où avaient lieu les veillées qui étaient suivies d’un buffet ou d’un repas froid. Juste avant de m’enfuir de chez moi, j’avais prit soin d’emporter quelques affaires ; notamment le smoking de papa. Là où il repose, je doute fort qu’il en ait encore besoin.
Le nom du défunt est gravé en lettre d’or sur une banderole accrochée au-dessus d’une estrade : Manfred Mankeln vivra à jamais dans nos mémoires. Mouais. Pas très original. J’ai vu mieux.
Je me balade dans la salle, circulant parmi la foule pour essayer de m’y noyer. Je ne veux surtout pas être repéré. Entre deux sourire, je réussis à accéder à une première table : garnie de plateaux proposant les plus savoureuses pâtisseries qui m’eu été donné de contempler ; et bientôt de goûter : profiteroles, éclairs au café, crêpes et forêt noire (mon gâteau préféré). Les thermos de café sont disposées en forme de losange sur la seconde table, tout à côté d’une troisième table où ont été judicieusement disposés des montagnes de brioches et une dizaine de carafes de jus de fruits. La dernière table est vide ; ont-ils encore d’autre boisson à disposer ? Je ne sais pas.
Voilà ce qui passe presque tous les après-midi ; quand il y a des enterrements. C’est ma p’tite cantine de l’aprem. Pour celle du midi et du soir, c’est une autre paire de manches.
Généralement, pour ne pas dire tous les jours, je suis réveillé par le bruit du camion des éboueurs. J’ai trouvé refuge dans une gare routière abandonnée au détriment de la nouvelle, construire au centre-ville. Celle que je squatte se trouve à la sortie de la ville : plus personne n’y allait alors le maire la fermée.
La municipalité a crut bon d’ouvrir un fast-food à quelques mètres de là. Vous savez celui dont l’emblème est un grand M jaune. Nouvelle chance pour moi car cela me permet de goûter des choses que je ne voyais que sur les affiches de publicités lorsque j’étais ado : hamburgers, frites, beignets de poulet, sauce ketchup, sauce barbecue. Mon père avait ça en horreur. Il ne supportait pas de savoir que les gens se précipitaient pour se goinfrer de toute cette mauvaise nourriture.
Ayant rejoint le monde de la rue, je n’ai pas pu faire autrement : j’ai dû désobéir à mon père. Je savais comment les choses se passaient à l’intérieur. Un cousin avait travaillé une courte période chez eux et m’avait raconté avec quelle rapidité ils emballaient les produits et à quelle vitesse ils se débarrassaient des sandwichs « plus consommables ». Car là-bas, les produits sont timés : c’est-à-dire qu’au bout d’un certain temps – entre cinq et sept minutes – les produits sont sortis puis balancés dans de grands sacs poubelles qu’ils s’empressent d’entasser à côté de leurs containers à ordures.
Peu après treize heures, lorsque le rush de midi est passé, l’amoncellement de ces sacs ressemble vite à une montagne. Je m’approche doucement, prenant garde de ne pas attirer l’attention sur moi. Arrivé à mi-distance, je me cache derrière la cabine – l’endroit où les commandes du drive sont prises – puis je continue, à pas de loup. Une fois la place forte conquise, j’ouvre les sacs et m’empare du trésor. Parfois il n’y a que des burgers. Si la chance me sourit, il y a aussi des frites ; et plus rarement du Coke. Je vous avouerais que ma première bouchée de burgers ne m’a pas laissé un grand souvenir ; et pour cause puisque j’ai tout recraché. Papa m’avait mis en garde et ne s’était pas trompé. Il m’a fallut un petit temps d’adaptation pour apprécier ce style de nourriture. Au bout d’une semaine, je ne pouvais plus m’en passer, comme une drogue.
Quand arrive le soir (ah ! le soir), j’ai si faim que je pourrais engloutir un camion de steaks accompagnés de choux fleurs et de pommes de terres sautées. Mais où puis-je en trouver ? Il m’est impossible d’acheter quoi que ce soit : je n’ai pas le plus petit sou en poche. Pour arriver à mes fins, j’ai trouvé encore une petite combine. Non, je ne fais pas la manche. Non, je ne vole personne. Je vis dans la rue mais je n’ai pas totalement oublié mon éducation.
Vous mourrez d’impatience, n’est-ce pas ? Vous avez envie de savoir ! Je ne vais pas vous faire languir plus longtemps : un centre commercial. C’est bête comme chou mais la plupart des gens ignorent qu’à quelques minutes de la fermeture, les poissonniers et les traiteurs des grandes surfaces bradent les prix. Je vous assure que c’est absolument vrai. De mon point de vue, rien ne change puisque je ne peux rien m’offrir. Cependant, après la fermeture officielle du magasin – vers vingt et une heure – les traiteurs jettent des cartons pleins de saucisson, de jambon, de saucisses fumées. Quant aux poissonniers, ils font de même. Je n’ai plus alors qu’à récupérer les dits paquets (cadeaux) et à me régaler. À l’aide d’un réchaud et d’une petite casserole – chipés dans une des beines à ordures de la déchetterie municipale – j’arrive à me concocter un festin de roi. Bien sûr, ça n’a ni l’aspect ni le goût des plats que Pierre Péret mitonne mais je m’en accommode bien ; surtout lorsqu’il fait froid.
Plus les jours passent et plus je me dis que je ne pourrais jamais goûter de la bonne cuisine si les choses restent comme elles le sont. Et c’est donc une nouvelle fois par hasard – c’est vrai qu’il fait bien les choses –, que je parviens à m’incruster au vin d’honneur d’un mariage. Tout le monde est bien sapé. Tout le monde est chic. Tout le monde picole. Et tout le monde mange divinement bien. Ou du moins, c’est ce que j’ai entendu dire.
Les premières minutes, personne n’a remarqué ma présence. Mais au moment où je tends le bras pour saisir une flûte à champagne, une main puissante m’arrête net. C’est peut-être le témoin du marié ou un vigile. Je continue mon geste et son étreinte se raffermit ; elle se raffermit tant et si bien que mon bras commence à s’engourdir.
« T’es qui, toi ? », me demande-t-il, déjà énervé.
Je n’ai pas le temps de répliquer que je suis déjà dehors, les fesses dans une flaque d’eau et le visage plein de sang.
« Et t’avises plus de rentrer, sinon… », me dit-il, menaçant.
Je n’ai pas bien suivit le cour des évènements mais ce que je sais c’est que j’ai sacrément mal au nez. Il doit être cassé. Affamé et affaiblit, je rentre jusqu’à la gare routière abandonnée. Sur le chemin, je croise une ambulance. Celle-ci s’arrête et me demande si je vais bien. Je ne rétorque rien et m’écroule sur le macadam humide.
Ils me conduisent aux urgences. Les infirmières m’apporte un plateau repas ; je ne le termine pas, le goût est infecte et la consistance inexistante. Je m’endors avec un creux dans le ventre. C’est vrai ce qu’on dit, la bouffe est dégueulasses à l’hosto !
Le lendemain matin, je rencontre le médecin. Il me dit que mon nez va bien et que ce dernier a enflé à cause du choc. Ses propos sont brefs. Il sort et je peux enfin prendre une bonne douche chaude. Une infirmière fait irruption dans ma chambre et m’ordonne de m’en aller.
Soudain, quelque chose fait clic dans ma tête : les enterrements, les fast-foods, les grandes surfaces, les mariages. Il ne me reste plus qu’à goûter la nourriture de la prison. Les mots de l’infirmière me reviennent alors en mémoire. Je me dis que ça ne devrait pas être trop difficile pour y entrer. La porte de la chambre se referme, j’attrape un coussin et l’étouffe sans ménagement.
« Prison, nous voilà », murmurais-je, salivant d’avance.