Pour les personnes qui désirent voir le premier chapitre, je poste une des plus récentes versions :
UN LIEU CONNU DE NOUS SEUL
écrit par Jérémy SEMET
1
Quand Sig me raconte ses petits tracas, appuyé au comptoir du petit troquet du coin, les yeux tombant de désespoir, j’essaie de lui remonter le moral. Je veux dire, c’est humain. Tout le monde agirait de la même manière.
Quand Sig me dit que sa vie fout le camp, que sa petite amie menace de le quitter et que son boulot le rend marteau, je ne pense pas une seule seconde qu’il va me demander un service.
« Je ne pars pas pendant des mois, me dit-il, sifflant entres ses dents ; quand ça se produit, je sais pertinemment que mon meilleur ami est fin comme une bourrique. Trois ou quatre semaines tout au plus. »
Mon regard croise le sien. Le sachant soûl, je ne peux demeurer indifférent face à son malheur. Il boit pour oublier ses soucis. Les trois quarts de la population agissent de la même manière ; alors comment pourrais-je l’incriminer, lui ? Un type qui a toujours été là pendant mes coups durs.
Je pose mon bock de bière, je m’essuie nerveusement les lèvres et je lui rétorque :
« T’inquiètes Sig. T’as pas d’raison d’t’en faire, dis-je en rongeant frénétiquement le pouce de ma main droite. J’vais en prendre soin et l’jour où tu rentreras, on sortira s’boire un verre pour fêter ton retour. Tu pars où déjà ? ». Pas de réponse.
Je ne bois jamais plus que mes limites. Sig, contrairement à moi, n’a jamais su renoncer à une bonne mousse. J’vous jure, il pourrait vendre père et mère pour une simple pression. Et aussi loin que remontent mes souvenirs, lorsque nous squattions des fêtes, il était toujours le premier à se jeter sur le bar. Quant à moi, je le surveillais du coin de l’œil, au cas où quelque chose n’irait pas. Malgré cela, il reste quand même mon meilleur ami. On accepte toujours les personnes que l’on estime le plus avec leurs défauts.
Ce que j’ignore à ce moment précis est la raison pour laquelle Sig fait un break. Un séminaire ? Un stage ? Je n’en ai pas la moindre idée ; même au moment où vous lisez cette phrase.
Après avoir réglé la note, j’appelle un taxi, Sig rentre chez lui et je n’entends plus parler de lui pendant deux longues journées. Deux jours interminables où l’ennui profond et la mélancolie ne m’ont pas lâché les basques. Quarante-huit heures où mes angoisses existentielles se sont mises à gratter la porte de mon esprit et ont cherché à y entrer.
Son appartement se trouve tout en haut d’un très vieil immeuble, une antiquité, une pièce de musée. Ce ne sont pas les combles mais ça y ressemble fort : toit mansardé, chaleur étouffante en été et bise glaciale en hiver. Ajoutez à cela une persistante odeur de chien mouillé et vous aurez un petit aperçu du taudis dans lequel il vit.
Je ne sais pas trop pourquoi Sig a pensé à moi. J’veux dire : je suis sans emploi, je n’ai plus de couverture sociale depuis un bon moment déjà et mes parents refusent catégoriquement que j’occupe leur garage. Donc d’un certain point de vue, je suis le dernier type à qui on s’adresserait pour confier un truc de ce genre. Cela dit, je suis tout de même flatté qu’il ait pensé à moi.
J’arrive au pied de son immeuble lorsque sonne midi. Si vous pouviez voir ça de vos propres yeux : mon meilleur ami vit dans ce que l’on pourrait appeler vulgairement un trou à rats infâme. Une colonne de béton à la façade ravagée par le mauvais temps (et aussi le manque d’entretien), au toit coiffé de tuiles sombres – rappelant, d’une certaine façon, la coupe de cheveux de Sig –, à la mine fatiguée et à la taille impressionnante.
Je m’approche de la porte et constate que celle-ci est ouverte en dépit de l’interphone qui se trouve à sa gauche. J’imagine qu’autrefois, il devait y avoir un magnifique petit dispositif aux boutons étincelants au lieu du tas de fils et de circuits imprimés qu’il y a maintenant.
Je déambule dans le hall d’entrée et remarque, adossés au mur, trois beurs portant la même casquette hideuse et le même survêtement vert Lacoste. Je songe intérieurement : « quel bande d’abrutis, s’ils pouvaient avoir dix ou vingt ans de plus et se regarder tels qu’ils sont maintenant. Je suis sûr qu’ils courraient chez eux pour se changer vite fait ».
L’un d’eux renifle très fort, crache le contenu sur le sol, lève la tête dans ma direction et aboie : « Ho garçon, t’as pas une clope ? ».
Je me retiens d’ajouter : « le s’il vous plaît est en option ? ». Et n’ayant pas la plus petite envie d’entrer dans son jeu, je lui donne pour seule réponse qu’un hochement de tête négatif puis continue mon chemin en direction de l’ascenseur. Je m’attends aussitôt à entendre leurs grognements moqueurs et vulgaires qui me rendront, à coups sûrs, nerveux et me donneront à réfléchir sur ce qui m’a poussé à accepter l’offre de mon ami. Or rien ne se passe. Je passe devant eux sans plus de réactions ni de provocations et m’arrête devant l’ascenseur.
Vu l’état des lieux, je doute que ce dernier fonctionne encore mais je m’y risque quand même. J’ai toujours agi ainsi : en me fatiguant le moins possible. Pourquoi doit-on toujours se compliquer l’existence ? J’veux dire : l’Homme s’est pas cassé le trognon pour rien. Elles ont bien une utilité ces fichues machines. Alors pourquoi ne pas s’en servir ?
Je monte à l’intérieur de la cabine : une forte odeur de tabac froid et des nuages de naphtaline flottent dans l’air. Je retiens ma respiration et appuie mon pouce sur le gros bouton gris où le chiffre 7 n’est pratiquement plus visible ; je l’ai tellement mâchouillé que l’ongle de mon pouce ne ressemble plus à rien.
Ding !
Les portes de métal se referment sur moi comme le ferait le battant d’un cercueil. Je suis enfermé à l’intérieur de cette capsule mortuaire, espérant que celles-ci se rouvrent assez vite.
L’appareil met un temps fou à se mettre en marche. Le câble qui le retient grince nerveusement et un drôle de bourdonnement résonne dans la cabine. Je doute, à ce moment précis, d’avoir fait le bon choix.
Séparé d’eux par une épaisse couche de ferraille, je ne devrais théoriquement plus ressentir d’énervement ni de frustration de ne pas avoir agit. Pourtant le tremblement spasmodique de mes mains et le froncement saccadé de mes sourcils trahissent mon véritable état psychique : la rage me gagne.
Le simple fait de les savoir appuyés contre ce mur complètement barbouillé par les tags et les graffitis m’obsède. J’irais même plus loin en disant que je parviens à discerner leurs moqueries à travers le métal : « Ma parole, j’y crois pas ! Tu l’as vu ? Le fromage sapé comme un vieux puceau de trente ans ? Tu l’as vu ? La vie d’ma mère qu’il avait des clopes ! Espèce de bâtard ! Woula que si j’le r’trouve, j’le crève ! Sale race ! ».
En temps normal, je me serais retourné, je leur aurais demandé ce qui n’allait pas et deux cas de figure se serait alors présenté : j’aurais, soit, enduré un véritable passage à tabac digne des plus grands lâches de l’Univers ; on se croit toujours supérieur et plus fort lorsqu’on est à trois contre un. Les coups de genou et de poings américain auraient fusé et je me serais retrouvé étendu sur le parterre glacé, baignant dans mon propre sang, le nez explosé et une partie de mes dents flottant dans un océan d’hémoglobine. Ou alors, je les aurais toisé du regard. Un regard froid et emplit de hargne. Des yeux dont on ne peut soutenir le poids et la détermination. Je n’aurais même pas eut besoin d’en venir aux mains car ils auraient compris dès le départ que je ne plaisantais pas et je ne les aurais plus jamais revu de toute ma vie.
Woush !
L’ascenseur ralentit sèchement. Je pense être finalement arrivé lorsqu’une secousse manque de me faire perdre l’équilibre : je me retiens alors aux parois de la cabine.
Le plafonnier est prit d’une subite hérésie et clignote frénétiquement.
Mon sac glisse de mon épaule et frappe le sol. Je le ramasse sans penser à ce que je fais et enroule la lanière autour de mon poignet.
Les portes s’ouvrent lentement et poussent d’abominables cris métalliques.
« Quand est-ce que ce maudit ascenseur a été révisé pour la dernière fois ? », laissais-je éclater en sortant de la cabine, furieux et stressé.
Sur le palier, trois appartements se présentent à moi. Lequel choisir ? Ils sont tous l’air plus hideux l’un que l’autre.
Je me rappelle brusquement les paroles de Sig : « De toutes façons, tu pourras pas te planter : au septième, c’est la seule porte où il n’y a plus de numéro. Impossible de se planter, j’te dis ! ».
Je me trouve enfin devant la porte de son appartement. Le charmant numéro de métal doré qui était jadis fixé ne s’y trouve même plus. En regardant attentivement, on peut encore apercevoir le clou qui stabilisait l’ensemble.
La clé est précautionneusement dissimulée sous un vieux paillasson vert à moitié grignoté. Je n’ai plus eut de nouvelles de mon ami depuis bientôt deux jours, et la seule trace de lui réside dans un petit mot griffonné sur une feuille froissée, scotchée sur la porte d’entrée : « Le frigo est à moitié vide. Je doute que tu puisses tenir avec aussi peu de provisions. La télé est bousillée : le réparateur doit passé demain ou après-demain. Jette régulièrement un œil à ma boîte aux lettres et ne te fais pas trop remarquer dans l’immeuble. Tout ira bien. A bientôt. Sig ». Le mot est signé d’un grand « F ».
Une fois la porte fermée à doubles tours, je dépose mon sac devant la minuscule chambre à coucher – première porte à gauche –, enfile de curieuses savates trouées (disposées devant l’armoire à chaussures) et fait quelques pas en direction du réfrigérateur. J’attrape une canette de Coke dans la portière – il en reste encore une par miracle –, en bois quelques gorgées et murmure en grattant mon bouc naissant : « À moitié vide. À moitié plein. Tout dépend de comment on voit les choses ». Tout en retirant mon épaisse veste bleue foncée, je déboutonne le col de ma chemise, gagne le coin du sofa crème – disposé parallèlement à la porte – et tente d’allumer le téléviseur.
« Bordel, dis-je en grattant mon bouc du bout du doigt, le réparateur doit passer pour… ».
Clic !
Je fais mine de me lever et balaye la pièce du regard mais rien ne semble avoir bougé ; pas même d’un centimètre. Le bruit s’est tu et je me suis délicatement étendu sur le canapé – autre vieillerie recouverte par une couette bleu constellée de bouloches qui forment autant de petits boutons que sur le visage d’un adolescent.
L’appartement de Sig m’appartient pour un petit moment et la seule chose que je veux faire est une petite sieste. J’ai grand besoin de m’assoupir quelques minutes, simplement pour récupérer. Après toutes ces émotions. J’essaie de détendre et de calmer mon stress qui grandit toujours en moi. Je vais finir par bouffer totalement mon pouce si je continue comme ça. Mais ça me fait tant de bien dans ces moments-là.
Mes paupières tremblent au rythme de mes battements cardiaques : je m’assoupis. La sérénité a investi les lieux et le sommeil me gagne au moment où un second clic rompt le silence. Je me réveille si rapidement que mon corps s’enroule dans la couette et je tombe sur le sol comme une vulgaire saucisse.
Clic !
« Bordel, qu’est-ce que c’est que ce machin ? m’écriais-je, troublé pendant ma sieste. »
Comme une mouche retenue captive de la toile de l’araignée, je me débat furieusement pour sortir de la couette, renversant au passage la canette de Coke nonchalamment oubliée sur le coin de la table basse. Le liquide se répand sur le sol et tâche l’épais édredon. Je me relève laborieusement – en m’appuyant sur l’accoudoir du sofa – et me précipite dans la cuisine.
Je pénètre la pièce et songe tout à coup être revenu quinze ans en arrière : la cuisine de Sig est à quelques détails près celle de mon enfance. Les mêmes placards brun foncé. La réplique exacte du petit réfrigérateur chromé accolé à la huche à pain. Mêmes rideaux ornés d’épis de maïs. Même toile cirée disposée sur la table de la cuisine. Tout y est excepté le petit minuteur en forme de citron.
Je rêve presque le fantôme de ma mère jonglant avec les casseroles fumantes et les plats de charcuteries pendant la Noël. Cette vision me trouble. Mon pouce se dirige inconsciemment vers ma bouche mais je le stoppe à temps. Il me fait si mal : les contours se teintent de pourpre et du sang semblent avoir sécher là où se trouvait l’ongle. Je glisse mon pouce – et la main toute entière – dans la poche arrière de mon jean et j’attrape le torchon accroché sous l’évier. Le spectre de maman s’évanouit comme des volutes de vapeur qui s’échappent d’une cocotte-minute.
Clic !
Le même petit claquement agaçant. Je tourne la tête à gauche, puis à droite. Rien ne paraît émettre un pareil son. Le torchon enroulé autour de mon bras gauche, je tourne le dos à la pièce et avance en direction du salon quand soudain, un objet tombe sur le sol de la cuisine. Je m’arrête, paralysé par l’angoisse. Serait-ce le minuteur couleur jaune poussin alors tombé du ciel ?
Je déglutis, tentant de faire disparaître l’oppressante boule d’effroi coincée à l’intérieur de ma gorge. Mes pieds sont nus à présent : j’ai retiré les savates après m’être allongé sur le canapé. Ils laissent de longues traces de transpiration sur le parquet usé ; je manque même, à un certain moment, de me blesser le gros orteil avec une écharde.
À peine ais-je franchi le seuil qu’il me nargue déjà : le petit minuteur en forme de citron, couché sur le sol. Comme si mon fantasme avait prit corps et que cet objet venait juste de se matérialiser.
Je le ramasse et :
Clic ! Clic !
Dès lors, je ne suis plus submergé par la peur et l’angoisse mais, de nouveau, par la colère et la hargne.
« Bon Dieu de merde ! m’exclamais-je en rajustant mes épaisses lunettes à monture d’écailles. Pas même un quart d’heure que j’suis là et j’deviens parano. Et tout ça à cause d’un putain de bruit à la con, ajoutais-je en haussant la voix. »
J’aperçois alors une faible lueur qui se reflète sur l’une des faces de l’objet. Le même rayonnement que celui d’un briquet presque vide. Intrigué, je m’approche de ce qui semble être une chaudière : regardant à travers une fente de deux centimètres environ, je distingue une flamme tentant désespérément de revenir à la vie. Je me rapproche davantage et constate que les sons émanent de là.
Debout à côté de l’engin, j’entends distinctement les « Clics » s’accompagner d’un râle presque inaudible semblable à un souffle asthmatique.
J’étudie le panneau de la chaudière et remarque un petit bouton rouge ; sous ce dernier est inscrit le mot « sécurité ». Je presse mon index dessus, sans vraiment savoir si mon geste permettra à la machine de fonctionner à nouveau.
Aucune amélioration.
J’appuie encore et encore mais le résultat reste le même.
Par pure précaution, je coupe l’arrivée de gaz. Je préfère crever de froid plutôt que d’avoir à supporter ce son insupportable.
Voilà à vous de me dire ce que vous en pensez et ce que ça vaut !!!