Allez, je commence à écrire un feuilleton basé sur mon jeu de rôles.
UNIVERS, 1
C’était le marché ce matin-là. Les gens fourmillaient sur la place pour acheter leurs denrées, et les gosses jouaient au soleil et dans la poussière d’argile. Le bruit humain courait dans les rues pour les secouer, et la monnaie comme les bruits allaient bon train. Les hommes et les femmes déambulaient entre les étalages où les marchands avaient déposé leurs articles. Le temps était agréable, il y avait un beau et chaud soleil, et une fine brise chatouillait les extrémités des branches des arbres. Les habitants allaient et venaient par les quatre rues qui partaient de la place du marché, comme le sang circule dans les veines. Ils faisaient vivre la ville.
À l’une des entrées de la place se tenait un homme, le dos appuyé contre le mur d’une maison. Il regardait, apparemment avec stupéfaction, le spectacle que l’agora lui offrait. Mais sa surprise s’effaça au moment où un gosse un peu grand pour son âge – il devait avoir onze ou douze ans, et mesurer un bon mètre soixante-cinq – lui envoya le ballon dans les pieds, laissant place à l’expression de quelqu’un qui se sent agressé au moindre contact avec qui – ou quoi – que ce soit.
« Pardon, monsieur, dit le gamin d’une voix craintive. Je l’ai pas fait exprès.
- Ce n’est rien, petit, dit l’homme en le regardant ramasser le ballon. Dis-moi, quel est cet endroit ?
- C’est la place du marché de Sniyâân. Mais… vous ne savez pas où vous êtes ? »
Un autre garçon et une fille accoururent. L’homme recula, levant les mains à hauteur de poitrine, comme s’il craignait de se les salir. Sa main gauche était gantée d’un gant d’épais cuir noir renforcé de métal et tenait son gant droit, qui tomba par terre. « Je… non, répondit-il en se baissant pour ramasser son gant. Je ne…
- Laisse-le, Kend, dit l’autre garçon, qui était blond comme les blés. C’est un Capitaine de l’Empire.
- T’es sûr ? fit Kend en toisant l’homme.
- On joue ? » demanda la fille aux yeux verts. L’homme baissa les mains et regarda le blondinet. « Où puis-je trouver le Maire de Sniyâân ?
- On va vous y emmener, dit Kend. Ça vous va, les gars ?
- Oui, oui… mais vite, pour revenir jouer après », dit la fille.
L’homme les suivit. Ils traversèrent la place du marché ; comme les enfants étaient devant lui, il regarda leurs vêtements. Les enfants, garçons et filles, portaient des chemises de coton léger blanc, des culottes et des espadrilles – ou pas de chaussures. Les hommes étaient habillés de coton eux aussi ; les femmes avaient des robes d’été.
Il portait des bottes noires, une armure d’alliage métallique, une tunique bleue marquée d’une étoile – probablement un soleil – et d’une croix dorées. Son armure comportait des épaulières derrière lesquelles se déversait une ample cape bleue. Il portait une épée au flanc gauche, et une bourse était retenue par sa ceinture. À l’annulaire droit, il portait une bague en or sans ornement. Il fit tourner sa bague autour de son doigt à l’aide du pouce de la même main. Il la sentit comme s’il avait toujours fait ce geste. Qui étais-je avant ?
C’était une excellente question.
« Voilà, ce n’est pas bien loin, mon Capitaine », dit Kend en mettant sa main droite verticalement devant son visage, geste qu’on pouvait certainement interpréter comme un salut militaire. « Je me présente : Kend, et voici Weggas et Fanel. À qui avons-nous l’honneur ? dit le gamin sans prêter attention au fait que Fanel, le blond, lui lançait un regard qui lui reprochait son intrépidité.
« Mon nom ? » dit le Capitaine. Il marqua une courte pause. Mais quel est mon nom ? La réponse – une réponse, en fait – lui vint. « Je suis Novik. Novik Naomer-Oolon», finit-il par répondre, espérant ne pas paraître trop louche avec un nom pareil.
Les gosses sursautèrent presque et se regardèrent, comme s’il venait de leur dire qu’il allait tuer leurs familles et les embrocher pour les manger. Weggas lui tourna le dos et partit en courant, le diable aux fesses, en criant : « Papa ! Papa ! ». Les deux autres restaient cois devant lui et ne bougeaient plus. Novik leur dit : « Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que mon nom a de si spécial ? » Les deux mioches partirent derrière Weggas, mais Novik réussit à intercepter Kend. « Dis-moi ce qui ne va pas !
- Vous… le monde va… oh !
- De quoi parles-tu ? »
Novik comprit qu’il n’aurait rien de plus de la part du petit, et le laissa partir.
Le monde va quoi ? Qui suis-je ?
Kend était maintenant tout à ses jambes lui aussi. Novik réalisa alors qu’il n’avait même pas enregistré le chemin parcouru entre la place du marché de Sniyâân et sa mairie. Il entra dans le bâtiment en pierre taillée.
À l’intérieur, une allée centrale matérialisée par un tapis du même bleu que sa cape et sa tunique, encadrée par deux rangées de colonnes. Les deux colonnes proches de l’entrée supportaient des enseignes MAIRIE IMPÉRIALE DE SNIYÂÂN. Au bout de l’allée, un guichet, qui devait être l’accueil.
EXTÉRIEUR, 1
Cette fois, c’est la bonne.
Il le vit. Son corps était là, mais lui semblait pourtant étranger ; au ralenti, il se vit tomber, le torse et la tête en sang. Son corps tombait comme tomberait un homme brusquement pris de sommeil, ou comme un cow-boy qui vient de recevoir une balle de revolver en plein cœur.
Il en était sûr. Il mourait. Les rares autres fois, il s’était accroché mais là, il sentait qu’il se désintéressait de plus en plus de son corps, comme si le temps ralentissait et qu’il avait beaucoup plus intéressant à penser que sa mort. Une pensée l’appelait, elle lui disait de bien le prendre, qu’il fallait qu’il
(regarde vers le haut)
se fasse une raison.
Il regarda vers le haut.
Il s’élevait. Le sol s’éloignait, de plus en plus vite. Il ne vit déjà plus son corps, ni même sa maison – était-ce sa maison ou… ? Puis les nuages lui cachèrent toutes les choses qu’il avait vues dans sa vie. Il regarda à nouveau vers le haut. Des étoiles, dont il semblait remonter le courant de plus en plus vite.
L’accélération se fit bientôt telle qu’il vit la galaxie entière, puis d’autres galaxies plus anciennes. Et une galaxie de galaxies.
Bientôt, il rejoignit le chemin d’autres âmes. Elles étaient comme lui, attirées vers le haut
(ça peut être l’avant)
à une vitesse vertigineuse. Tous se dirigèrent dans cette direction, le groupe grossissant sans arrêt, dans un Univers qui semblait immobile.
Et qui semble avoir un bout. L’Univers est derrière moi maintenant.
Il y avait là comme un immense mur de noirceur, dense comme l’infini, et apparurent deux lignes blanches allant vers ce mur, comme de longs rails vont vers l’horizon. C’étaient les âmes qui attendaient.
Il y en avait des milliards de milliards.
Les morts qui avaient avancé avec lui allèrent se ranger au bout de la queue, mais il dépassa malgré lui la double file d’attente, à une vitesse stupéfiante. Il s’aperçut que le mur vers lequel il allait avait l’air courbé, comme s’il y avait derrière lui un océan d'une lourdeur divine demandant à s’échapper. Plus il s’approchait, plus la porte qui était au début de la queue grandissait – s’écarquillait, aurait-on même pu dire –, et plus il sentait la petitesse de son insignifiante vie passée.