1
Cela va faire bientôt vingt minutes que mon cœur s’est arrêté. Je passais l’aspirateur quand ça s’est passé. J’ai jeté un coup d’œil sur mon aquarium.
2
De coutume, j’aime beaucoup mes poissons ; je ne leur donne jamais de prénoms, d’ailleurs je n’ai jamais osé. Je les reconnais, ça suffit. J’ai trois poissons rouges : je sais ce qu’ils veulent quand ils ont faim, tout comme je sais lorsqu’ils veulent de la tranquillité.
3
Un poisson est un singulier examinateur, c’est un fait. Le temps ne s’écoule plus lorsque je les étudie. Ses mouvements, sa respiration, ses regards : tout est parfaitement synchronisé jusqu’à la dernière écaille, absolument tout.
4
J’ai regardé l’aquarium, fidèle à mes instincts et à mes habitudes. Mais, en réalité, ça ne servait plus à rien : je l’avais senti ; je l’avais senti, c’est pour ça que j’avais levé la tête. Je savais qu’une chose anormale s’était déclenchée, comme si un vaisseau avait subitement éclaté dans mon cerveau. Quelque chose qui se préparait, oui.
5
L’aquarium était vide.
6
Les trois poissons avaient disparu.
7
Mue par un courant invisible, seule l’eau scintillait en jouant avec les reflets du cristal. Mon cœur s’est contracté, puis… comme une piqûre de méduse, un morceau de verre, des lames qui s’enfonçaient avec fureur : tout ça à l’intérieur qui allait et venait. Lancinant.
8
Dans le reflet de l’aquarium, je vis mes deux yeux s’agrandir, ma bouche s’ouvrir pour chercher de l’air. En vain.
9
Je tombai.
10
Je me rappelle le son du carrelage, mon fémur craquer. Au loin, l’aspirateur continuait sans relâche sa mélodie machinale et, dans mon dos, je sentais le souffle chaud dégagé par le petit ventilateur, son rythme régulier, chargé d’une vie électrique.
11
Mon crâne est retombé contre le coin du lit. Mon front SAIGNAIT. Les souvenirs venaient fusiller de flashs les rouages de ma cervelle…
12
Le soir … L’eau dans l’aquarium… Le courant… Les poissons qui ressortaient leurs lèvres à la surface de l’eau, en pleine nuit, alors enrobés par des ténèbres flottantes. Un aquarium sans bords, sans vitrine, comme si l’eau noire s’était libérée en remplissant toute ma chambre. Je fermais les yeux avec cette agitation humide qui rythmait mon paisible sommeil. Je dormais en compagnie de mes poissons.
13
Mes poissons. Qui s’en était emparé ? Je n’ai pas de chat : je déteste les chats en général. Mes yeux attendent avec lenteur la scène qui arrive, qui progresse, qui avance !
14
Une ombre de requin pénètre dans la pièce. Il se tient devant moi, lui.
15
Le scrutant de dos, il reprend l’aspirateur et continue l’exercice ménager. Je n’existe plus, ma carcasse a disparu elle aussi. J’entends par échos les frottements que fait l’engin sur le carrelage. Il va rayer le carrelage, cet abruti va RAYER le carrelage !
16
Il arrête l’engin. Ses pas frénétiques avancent, j’entends le son qui s’approche. Il va me regarder. IL VA ME REGARDER !
17
Il se baisse un peu, et je le vois avec ses petits yeux innocents : le type a un pansement sur le front, signe d’une blessure toute neuve. C’était moi. Ce type qui me regardait d’un air béat, c’était moi !
18
D’un doigt, il tapote contre le carreau, sourit et souffle avec admiration : « Ne t’inquiète pas, je vais te laisser tranquille à présent. Je sais que tu veux de la tranquillité, pas vrai hein ? Laisse-moi juste te regarder encore un peu, juste encore un peu. Oui, comme ça voilà ; tu es splendidement rouge. »
19
Je regardais autour de moi : trois poissons rouges flottaient à mes côtés en caressant l’eau. Lorsque je fermais les yeux, je sentis que vingt autres minutes allaient s’écouler. Puis, quelque part, là-bas, plus loin dans l’eau, nimbe du silence, on pouvait entendre un autre rythme.
20
Un cœur qui battait sereinement.